cueillies et inventées dans un Club de Bridge limousin par un Roumain d'origine divine
Une histoire dans l'Histoire
L'Histoire déferle sur nous quand on s'y attend le moins.
- En roumain, « când ţi-e lumea mai dragã » (en traduction, « exactement quand tu aimes le plus le monde »).
C'est ce qui m'est arrivé il y a quelques jours, lorsque, à la sortie d'un concert hyper-ennuyeux (des quatuors de l'époque de Haydn où le pauvre Mozart, présenté en rythme de fanfare lente, a été maltraité un max), j'ai pris un verre avec Monsieur et Madame Monge, des gens assez présents au Club de bridge et qui, en plus, se déclaraient amateurs de musique.
- À cette occasion, Monsieur m'a raconté ses déboires du temps de la guerre.
Son père fut un journaliste francophone belge et antisémite. Il fit corps commun avec les Allemands. Lorsque ceux-ci furent mis en difficulté, il embarqua sa femme et son garçon (l'actuel conteur), et partit pour Berlin.
Monsieur Monge-fils se souvenait très bien du bombardement de la capitale du Reich. Il avait un peu plus de trois ans.
- La peur ressentie était indescriptible.
Lui, il avait pris un verre de Badoit grenadine. Elle, une tisane. Moi, un Perrier rondelle.
- Je veux dire, maintenant, sur la terrasse du café.
- Mais le moment vécu, la peur vécue n'étaient pas satisfaisants.
Bref, la peur de naguère n'était pas suffisante.
- Il cherchait encore à la décrire, à la vivre – aujourd'hui.
Il avait peur même aujourd'hui, maintenant, quand il racontait ce qu'il racontait.
- Quand tu entends le sifflement hurlé du projectile qui va s'abattre sur toi (enfin, près de toi) et qui va détruire un immeuble de quatre étages ou qui va faire un trou de trois mètres de diamètre, la mort est là – et pas là.
Tu n'acceptes pas de mourir... Tu trembles de tout ton corps. La présence de tes parents ne te rassure guère. Au contraire, tu les vois effrayés eux mêmes, et cela augmente encore plus ta propre terreur... Tu ne comprends rien à ce qui se passe.
Berlin est bombardé et rebombardé.
Monsieur Monge-père, trouva ensuite les moyens de se diriger vers la Suisse. Il pensait que ses parents de là-bas allaient l'aider... Ceux-ci préférèrent ne pas répondre à ses lettres. Il dut se débrouiller tout seul.
- Plus sa petite famille.
La frontière entre l'Allemagne et la Suisse était ouverte uniquement deux heures par jour...
- Deux heures plus qu'exactes, plus que suisses.
Ainsi, Madame Monge et son enfant dépassèrent la barrière, mais Monsieur Monge père fut refoulé. Heureusement, il y eut un Monsieur qui proposa de rentrer en Allemagne et de laisser sa place à Monsieur Monge père.
Certes, mais aucun des Monge, ni Monsieur-père, ni Madame-mère n'eurent l'idée d'attendre le héros, le lendemain, pour le remercier...
...Ils réussirent à entrer en France, où Monsieur Monge père changea de métier, devenant prof d'histoire dans une école catholique de Bordeaux.
Il fut repéré et dénoncé. La famille, prévenue, partit pour Clermont-Ferrand. Un an de tranquillité, puis une autre « délation » et un autre départ ; cette fois pour Argentan. Ensuite pour Couhé Vérac...
Et ainsi de suite, vers des localités de plus en plus petites – dix ans de suite...
Jusqu'au moment où Robert Schumann et Jean Monnet jetèrent les bases de la Communauté Européenne du charbon et de l'acier, et quand les collabos furent tacitement oubliés...
À cela je ne peux ajouter que ceci :
- La mémoire s'adapte aux nécessités.
La pré-citée Communauté fut créée en 1950. Cinq ans seulement, donc, après la capitulation de l'Allemagne.
- Les victimes de l'Histoire qui échappent à l'Histoire qui, elle, déferle sur nous juste quand on s'y attend le moins, trouvent sans doute le temps trop long.
Je veux dire, il y a ceux qui échappent à l'Histoire, voire à leur petite histoire même, en jouant au bridge.
- C'est grâce au côté humain et para-bridgeur du jeu de bridge que j'ai eu accès à cet aspect, comment dire, de l'Histoire – en tant que petit fossile vivant...
Je parle, naturellement, de Monsieur Monge.
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Blog : www.alexandre-papilian.com/