Une histoire trans-raciale
Tu es noir. Pas très-très, mais assez pour qu'on puisse te dire : t’es noir !
- Ta femme aussi.
Vous êtes sortis cet après-midi de dimanche limousin pour prendre de l’air au bord de la Vienne. Limoges brille dans la lumière de septembre. L’eau, marron mais transparente, laisse sortir des bouts de bois ou des pierres de ses ondes tranquilles. Les quelques canards glissent sur l'eau et cancanent ou se taisent comme d'habitude : stupidement. Tu tiens ton rejeton dans tes bras. Il a quoi, six mois ? Huit ? Neuf ?
- Ta femme commence à prendre des rondeurs.
C’est l’accouchement, certainement. Mais aussi autre chose. Elle est remplie, aujourd’hui. Sans être… pleine, comme pendant sa grossesse. Elle est passée dans une autre phase de sa vie (ou de son existence ?).
Elle s’épanouit maintenant dans sa chair. Sa viande sans graisse est toujours à mordre, à croquer.
- J’aime ça – beaucoup.
Elle se penche maintenant pour te prendre en photo, avec votre lardon dans tes bras.
Quant à moi, j’arrive avec le soleil sur mon épaule gauche.
- En Dieu que je suis, je me laisse impressionner par la scène où vous faites une Sagrada Familia noire assez surprenante !
Est-ce qu'elle est visible dans mon regard, cette étrangeté ? Est-ce qu’elle est inscrite dans nos gènes ?
Toi, souple et effilé, en tenant ton gosse dans tes bras, tu te laisses photographier par ta femme en train de devenir grosse, balourde, hystérique.
Nos regards se croisent. Tu n’en crois pas tes yeux. Alors, t’es sur le point de te montrer agressif, comme toujours lorsque ton regard croise le regard d’un mâle ; surtout lorsqu'il est un Blanc. Ensuite, quelque chose dans mon expression te parle. Tu t’adoucis. Tu esquisses même un sourire à mon égard. Il y a de la complicité dans l’air : ton gosse, qui bouge ses membres encore à la manière d'un insecte ; ta femme, ronde et appétissante et à l’avenir râleuse et transpirée, mais baisable encore ; toi-même, encore souple et élancé, voué à l’aigreur de la masculinité mûre et trompée par la sensation mollasse de la féminité maternisée et…
Tu me souris. La complicité de ce sourire me fait un drôle d'effet. Du bien. Drôlement.
Ensuite, tu te ressaisis. Tu n’en crois pas tes yeux. Tu deviens ce que tu seras :
- Un mec anonyme qui a touché tangentiellement la lumière de mon esprit.
Pour te perdre météoriquement dans la froideur de l’anonymat qui t’a amené dans ce monde pour te confirmer une fois de plus tes talents d’anonyme…
- Je t’aime, je te hais !
Je suis en vie.
Et toi ? Et vous ?
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