Avant propos
Ce qui suit c’est l’histoire d’une sœur et d’un frère confrontés aux caprices de la nouvelle génération : fille du premier, nièce de la seconde. Ce sont de caprices ou des hésitations qui, en temps normaux, n’intéresseraient personne. À La rigueur, le mari de la jeune fille ; ou ses enfants. – Absentes et l’un et les autres. Elle était célibataire et sans enfants. Comme beaucoup d’autres de sa génération ; pour ne pas parler des générations à venir. Ils ne devraient intéresser ainsi ni l’éventuel lecteur de ces lignes, assujetti au voyeurisme (généralement humain) fruste et brutal de la pornographie, de l’imaginaire déchaîné (cosmique ou nanométrique ou génétique ou écologique ----------- et métaphysique) de la violence ketchup ou vraiment sanguinaire ou psycho-psychiatrique ou…
Pourtant, ce n’est pas comme ça que ça se passe. Comme preuve, Tchekhov est lu, relu (et abîmé chaque fois par l’esprit (du ?) lecteur, sans que l’auteur s’en formalise ----------- ce qui est loin d’être le cas du lecteur).
Tout ça pour dire qu’il s’agit d’un des ces moments privilégiés où on se dit qu’il faut donner à Cesare ce qui est à Cesare, à Tchekhov ce qui est à Tchekhov, et le reste à l’inanité de ce qui reste.
Filasses de fumée
- un certain souffle tchekhovien -
Jean-François regarda Michèle. Celle-ci grattait avec son ongle une tache de fiente sèche sur la table ronde, en plastique vert foncé.
- Il y a quand même quelqu’un ! Pour nous gouverner tout ça !
Le frère et la soeur, la cinquantaine soignée, étaient assis dans leurs fauteuils de jardin confectionnés du même plastique vert foncé que la table. Sur la table, deux bouteilles de Bourgogne, dont une vide, deux pots de moutarde convertis en verres, un plateau en osier avec quelques morceaux de fromage, un panier en pailles pour le pain, un cendrier où les mégots blancs, de Jean-François, faisaient ménage avec les jaunes de Michèle, un briquet blanc.
- Tu vois ?
Jean-François leva son bras vers l’arborescence ombrageuse du tilleul d’au-dessus de leurs têtes. L’énorme couronne bourdonnait à plein régime. Les abeilles, invisibles, étaient bien là.
- Ça, continua-t-il, je peux comprendre – ça ! Du moins, partiellement… Je ne sais pas si ce sont les mêmes. Mais, peu importe. Les mêmes ou pas, elles viennent chaque année. Elles obéissent à l’ordre qui leur est donné, d’envahir la couronne et de sucer le nectaire des fleurs, de s’en gaver, de s’enivrer.
- Et de faciliter la fécondation végétale, dit Michèle avec une onde d’ironie dans sa voix.
- Et de faciliter la fécondation végétale, acquiesça Jean-François avec un sourire, en baissant le bras. Certes ! D’autant plus faudrait-il alors se poser des questions sur ! Obéissent-elles à une injonction de type ordre ou de type besoin ? Mais, autant dans un cas que dans l’autre, il y a toujours quelqu’un qui décide. En même temps, si tu les regardes bien, elles ont l’air de se saouler – en travaillant. Je sens ça. Je comprends ça. Elles s’embaument en travaillant. Et puis elles partent...
Il pris la bouteille et remplit les verres tout en continuant :
- Comment savent-elles agir de cette façon précisément ? ----------- Et pourquoi pas d’une autre ? ----------- Comment font-elles pour ne pas se concasser l’une l’autre, pour ne pas se piétiner – sur la même fleur ? ----------- Sauraient-elles qu’elles bourdonnent autour d’une fleur ? Sur une fleur ? ----------- Comment voient-elles la fleur ? C’est quoi pour elles … la fleur ?
Il mit la bouteille sur la table.
- Pour ne pas parler de ce qu’elles savaient les unes au sujet des autres, et de ce qu’elles savaient sur nous ! ----------- Si elles savaient quelque chose – tout court ! ----------- Et la communication ? C’est quoi la communication, la leur, du battement d’ailes ----------- du bourdonnement?...
La réponse silencieuse de Michèle : un petit mouvement de la tête et une sourcil légèrement haussée : de la condescendance amusée (pour l’exposé), du respect plus sérieux, un peu soumis ou grave (pour le problème soulevé). Elle grattait toujours la tache blanche de guano sur la table verte.
Jean-François leva le verre – toast – et pris une gorgée de vin. ----------- Ensuite :
- Mais, enfin !, voyons !, c’est pareil chaque année. Et ça, je peux comprendre ça. L’éternel retour. C’est quelque chose qui m’est de plus en plus familière. ----------- Avec l’âge. ----------- À force de répétition.
La couronne du tilleul bourdonnait monotonement.
Ce fut le tour de Michèle de reprendre.
- Tu sais, dit-elle, la liberté même… Je crois que la liberté peut devenir une forme de gouvernance. ----------- C’est ce qui se passe. ----------- Exactement. À mon avis.
La femme arrêta de gratter la tache de guano et dévisagea son frère en attendant une réponse.
Le regard de celui-ci était humide, peut-être triste, ou seulement envahi par le vin. Ensuite :
- Si c’est le cas, la liberté n’est pas bonne. Ou, peut-être, s’agit-il de trop de liberté. Mais je ne crois pas que la liberté soit mise en cause. C’est plutôt autre chose. Peut-être le manque d’une mère... Il n’est pas exclu...
Silence. Bourdonnement.
Michèle sortit une cigarette jaune de son paquet et l’alluma.
- En fait, dit-elle en jetant deux filasses de fumée par les narines, une quenouille par la bouche, je la comprends. Elle a besoin d’un sujet pour sa tendresse. D’un objet de tendresse. D’un objet pour, pour la tendresse. C’est sa mère, bien sûr, qui lui manque. Toi aussi, tu lui manques. Tu es trop ours. Obtus même. Tu lui demandes de t’aider dans ta librairie. Bien sûr qu’elle sera sa libraire, à ta retraite... C’est naturel !... Mais peut-être qu’elle n’en veut pas. Peut-être qu’elle ne veut passer sa vie à servir des clients. Ça l’emmerde. Et, à vrai dire, c’est emmerdant. Il faut être toi, avec ton envie de jaser sur tout et avec n’importe qui, pour t’y sentir bien. Mais c’est pas son style. Il faut en être conscient ! Voilà, c’est pas son style ! Elle n’aime pas le commérage, le bavardage. Elle aime communiquer. C’est ça ! Communiquer ! Pas bourdonner ! Comme ces sottes-ci !
Michèle, apparemment irritée, leva à son tour le bras vers la couronne bourdonnante du tilleul.
- Pas comme ces sottes, je te dis ! Mais avec du sens ! Avec de la compréhension !...
Silence. Bourdonnement.
- Oui, toi, avec ta compréhension ! Ton éternelle compréhension ! gronda ensuite Jean-François. Je bavarde !... Bien sûr que si ! Comment faire, sinon ? comment faire autremment, hein ? On vit de quoi si je bavarde pas ?... Et c’est pas avec n’importe qui que je bavarde. C’est avec des gens qui veulent acheter des livres et non pas des chaussures, des saucisses ou de la marmelade. Des livres ! ----------- Je ne peux pas en écrire. Ni des livres. Ni d’autres choses. Ni rien. Je peux en vendre. Même du rien. Mais c’est pas mieux de vendre des livres ? ----------- Et tu vas pas me les casser avec ça ! Car moi aussi je peux dire... ----------- Enfin ! ----------- C’est pas ça. ----------- C’est qu’elle part dans une direction où je ne peux plus la suivre. Je ne la comprends pas. Elle n’est plus à moi. Elle est devenue une étrangère. Elle m’est étrangère. Elle ne communique plus ! Elle bourdonne ! Voilà ! C’est ça ! Elle bourdonne. Mais pour qui bourdonne-t-elle ? Pas pour moi ! ----------- Je ne la comprends plus. ----------- Moi. ----------- C’est quoi cette histoire du Rwanda ?... C’était quoi la prison, avant le Rwanda ?
Silence. Bourdonnement. Filasses de fumée.
- Je ne crois pas qu’elle ait été heureuse comme gardienne de prison, reprit Jean-François. Qui pourrait y être heureux ? Elle le reconnaît elle-même qu’elle ne se sentait pas plus... libre que toutes les salopes qu’elle gardait. J’ai eu même droit à des histoires extravagantes. Des folles, tu vois ? Toutes ! Du simple vol à l’étalage, à l’inceste terribles et au crime horrible. Des malheurs intégraux ! Des psychopathes, des putes profondes ! Tu vois ? Et tout ça – pour elle. Parce qu’elle a voulu – Dieu sait pourquoi – être matonne. ----------- Matonne, sinon rien !
Silence. Bourdonnement. Filasses de fumée.
- De la tendresse, dis-tu ? reprit Jean-François. Crois-tu qu’elle ait pu... aimer toute cette vermine-là…, qui pullule là-bas ? ----------- Mais, c’est qui, elle, Jésus Christ ? ----------- Ça lui a fait du bien, peut-être ? ----------- Tu parles ! Qui peut aimer tout ? ----------- Mon cul ! Tout ! ----------- Quand je pense à ce qu’elle a dû toucher, à quoi elle a dû se frotter ! ----------- C’est à gerber, quoi ! ----------- Me demander ensuite avoir encore de la tendresse pour elle – après tout ça ? Si Sandrine vivait encore, peut-être que les choses se seraient passées autrement.
Silence. Bourdonnement. Filasses de fumée.
- Qui sait, d’ailleurs, dit Michèle. Tu ne peux pas savoir. Je dirais même que tu te trompes. C’est pas ça. C’est seulement la liberté qu’elle cherche.
Michèle secoua la cendre de la cigarette dans le cendrier.
- Oui, la liberté, continua-t-elle. Tu sais, moi aussi, à son âge, j’ai été sur le point de fuguer. À vingt ans. À son âge, exactement. Maman, avec sa silhouette ----------- tu te rappelles ? ----------- toujours devant la fenêtre avec les rideaux fermés ----------- en attendent Dieu sait quoi. Un symbole, presque... Et papa, qui lui fourrait la main sous la jupe exactement quand elle apportait le bol de soupe à table et lorsqu’elle n’avait pas de main libre ----------- pour se défendre. Et... Tu sais que je les aie vue ? Je suis tombée sur eux et sur leur ahanements....
Michèle s’arrêta. Elle ne regardait pas son frère. Sur sa figure à la peau lisse, le nuage des souvenirs apportait une légère crispation.
Le silence s’installa pour quelques secondes – quelques dizaines – en dessous de la boule bourdonnante du tilleul.
Jean-François prit la bouteille et remplit son verre.
- Et ça t’a marquée ?
Il mit la bouteille sur la table.
- Je ne pourrais pas soutenir le contraire, répondit sa sœur... Enfin, voyons !
Elle leva son verre. Jean-François l’imita. ----------- Ils burent.
Silence. Bourdonnement. Fumée.
- C’est facile !
La voix de Jean-François, un peu rugueuse, trahissait l’agacement.
- Facile de dire : liberté. C’est quoi, la liberté ?! Son énervement ? Ses crises ?... Ses… hystéricales ? Car ce n’est que ça. ----------- C’est tout. ----------- Elle est nerveuse. Hystérique. Comme tous ses copains ! Ils s’excitent, les connards ! Ils n’arrivent pas à se trouver une place dans ce monde. Alors, ils prennent toutes les conneries pour de l’argent comptant. Des andouilles !...
Silence. Bourdonnement. Fumée.
- Nous aussi, non ?, nous avons pris..., dit Michèle. Notre soixante-huit !... C’était quoi notre soixante-huit sinon ça, de l’argent comptant irréel ? Et c’était quoi cette liberté sinon une vraie liberté ? Tu crois qu’avec une mère et un père tels que les nôtres, j’aurais eu le courage de prendre ma vie au sérieux ? Mais avec cette liberté, si. J’ai pu le faire. Et je l’ai fait.
Silence. Bourdonnement. Fumée.
- Ils la craignaient, eux, cette liberté. C’était quelque chose de presque irrationnel, de toute évidence. Elle leur faisait peur. Je veux dire, la liberté. Cette liberté. La nôtre. ----------- Sans elle, c’est certain, je n’aurais jamais eu le courage de leur faire savoir même pas que je fumais, et d’autant moins que je n’étais pas comme eux, que je n’étais ni coco, ni socialo, ni athée, mais que j’étais carrément de l’autre côté, que j’étais le contraire absolu : carrément chrétienne et très à droite.
Silence. Bourdonnement. Fumée.
- Malgré tout, je veux dire, en dépit de toute apparence, ils n’ont jamais avalé ça. Parce qu’ils n’ont jamais compris ce qui c’était. Ils ne pouvaient pas accepter que la gauche ne soit que pauvreté – ou démagogie.
- En fait, ils n’étaient pas tellement démagogues, se risqua Jean-François.
- Pauvres non plus, d’ailleurs. – Donc de gauche non plus. ----------- Ils étaient comme ils étaient ----------- non pas comme ils disaient être. Ils pouvait lutter plutôt contre que pour. ----------- C’est justement là que j’aie trouvé le point d’articulation avec eux. Moi aussi je pouvais être d’abord contre ! Le pour pouvait attendre. Lorsque je leur aie dit que leur gauche, dès qu’elle propose quelque chose, bonjour, l’aberration – ils se sont crispés.
Silence. Bourdonnement. Fumée.
- Encore que, plus humaine que leur gauche, tu meurs, se risqua de nouveau Jean-François.
Le regard de la femme devint coupant :
- Si ce n’est-ce, peut-être… le Jean-Françoisisme ? Qu’est-ce que t’en pense ?
Silence. Bourdonnement. Fumée.
Michèle reprit :
- Mais il s’agissait peut-être – je me le dis encore aujourd’hui – seulement de pavées de bonne volonté… parsemée sur le chemin qui mène à l’Enfer !... Enfin ! Bref ! Ils l’ont bouclée. Silence radio. Ils n’ont eu rien à dire. Je veux dire, c’était mon Rwanda à moi. Tu comprends ?
Silence. Bourdonnement. Fumée.
- Ils étaient comme des volumes sans personnalité traversés par des énergies sans expression. J’ai l’impression que c’est comme ça qu’elle te regarde elle aussi, ta fille, aujourd’hui. J’en suis certaine même.
- Des volumes sans personnalité traversés par des énergies sans expression, répéta Jean-François.
- Oui. Des volumes sans personnalité traversés par des énergies sans expression. J’avais l’impression qu’ils cachaient des choses qui réclamaient à priori et justifiait à posteriori l’existence de la parole. Ça sonne prétentieux, je sais, mais c’est pas pour ça que ce soit moins vrai.
Silence. Bourdonnement. Fumée.
- Quant à eux, ils n’ont pas eu, eux, le courage de... de ne pas se résigner. Ils...
Michèle s’interrompit.
Dans l’atmosphère planait une certaine tension.
Une histoire.
Une géographie.
Une préparation.
Rien d’explicite.
Le frère et la soeur se taisaient.
- Des volumes traversés par des énergies sans expression, dit Jean-François sur le tard, l’air pensif. Des choses qui réclament à priori et justifient à posteriori l’existence de la parole… Rwanda, librairie, Jean-Françoisisme, la gauche, valeurs humanitaires ----------- humanisme ----------- bourdonnement…
Silence. Bourdonnement. Filasses de fumée.
- C’est pas un peu fou tout ça ?
Silence. -----------
----------- Bourdonnement.
Filasses de fumée. -----------