S'il vous plaît !
Du coup, je me suis vue de l'extérieur. C'était moi qui regardais – et c'était moi qui étais regardée. Je me regardais moi-même. Ce qui est absolument impossible. Étrange, non ? Pourtant, j'avais entendu dire que ça existe. « Décorporation » que ça s'appellerait. Mais je n'ai jamais eu l'occasion de le vérifier, de la... vivre.
- Maintenant, voilà, c'est fait.
Je vis cette extériorisation. Nous nous trouvons dans le parc du Château de Versailles.
- Que je n'arrive pas à intérioriser, ni à assumer, ni à ... vivre.
Nous, c'est à dire ce qu'il (me) reste de ma famille. Ce qu'il nous reste.
Je suis la plus vieille de tous. Les autres sont les trois générations d'après. Mes enfants, avec leurs épouses et époux, leurs enfants et petits-enfants (en poussette).
- Et moi.
Je suis la Matriarche. Ils me fatiguent. Ils continuent ce que je n'ai pas terminé.
Le parc est ensoleillé. Nous nous trouvons aux environs du Trianon. C'est très agréable. L'atmosphère est dorée. L'automne commencera bientôt. C'est au 15 Août qu'on y bascule. Le jour de l'Assomption, autrement dit.
Ils jouent avec pas moins de quatre ballons. Nous avançons vers la Ferme de la Reine et nous échangeons des passes de ballons.
- Quatre.
Et alors ? C'est bien. Les petits courent à droite et à gauche et frappent les ballons avec leurs pieds, jambes, mains, têtes, poitrines. Je suis émerveillée. L'invention de la jambe et du pied est miraculeuse et mystérieuse. Plus encore que celle de la main et du bras. La chose est plus évidente lorsqu'elle est révélée par des enfants.
- C'est le cas.
Les mouvements de leurs membres douillets et légers (des ressorts qui les poussent vers le haut, comme s'ils voulaient prendre leur envol) me font rajeunir. Exit la vieille voûtée et lente dont on doit prendre soin. Exit la Mamie bienveillante et indulgente. Exit l'aïeule souriante et sage. Exit la surannée sereine et joyeuse. Exit l'Inconnue regardant secrètement et silencieusement vers le pays des ténèbres...
Tout ça n'est plus que de l'air. Peut-être, même pas. Ça n'existe pas. Ça n'a jamais existé.
On court. On, c'est à dire, moi. Je cours vers un ballon tombé dans une espèce de noue dont on vient de tondre l'herbe...
Maman, non ! Mamie, non ! Maman, Mamie, non, non ! Fais attention ! Non ! Non !
Je n'aime pas ces regards posés sur moi. Ces condamnations instinctives. Ni l'amour qui y perdure. Je me vois toujours de l'extérieur, capable de courir d'après le ballon.
Vraiment ? Serait-ce possible ?
- Serait-il possible, s'il vous plaît ? !
S'il vous plaît ! S'il vous plaît !
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Songe de fou
Je fais l'amour à Astrid. Il est midi. Le soleil brille et brûle. La chambre, lumineuse, est riche en meubles et couleurs. Du lux. Astrid est riche. Elle m'aime.
J'ai mis les jambes de Astrid sur mes épaules. Je lui demande de regarder le va-et-vient de mon sexe dans le sien. Elle soulève la tête. Sa crinière rouge atteint ma poitrine, mon ventre. Ça lui plaît. Se laisse tomber sur l'oreiller. Soupir chaud, abandonné. Regard profond, total.
Je capte une petite présence en hauteur, à droite, à la jonction tridimensionnelle des murs avec le plafond. Une présence, une attente. Un petit rire en argent.
Le regard de Astrid devient encore plus profond et doux.
Ses mains caressent mes fesses. Puis, ses bras se mettent autour de mon cou. Je descends la tête. Je lui ouvre la bouche avec ma langue. On se touche les langues. On fusionne.
Je me dédouble. Je me retrouve à l'intérieur de la petite présence au coin du plafond, à l'intérieur de son rire en argent. Dans les tripes d'une joie intense et incendiaire, sans fin.
J'y retrouve une autre joie, tout aussi immense et infinie que la mienne, un rire tout aussi béat que le mien.
Astrid. C'est elle.
C'est nous en fusion/apothéose.
Nous planons hors du temps.
Et zoup !, nous nous séparons. Sans déchirure. Bienheureux. Nous retrouvons tout en riant nos deux corps enlacés !
En tant que présences totales, nous savons que ce sont des futurs parents ceux qui soupirent, gémissent, rient. Qui nous fondent. Qui rient à nous. Nous perçons, nous foudroyons et soudons les corps enlacés. Nous pénétrons et distillons leurs songes qui rétrécissent, s'unissent et se renforcent dans un « nous » devenu « moi ».
Dès lors une force terrible me fait sortir du rêve pour me jeter dans la réalité du lit où je dors à côté de Astrid, ou, au contraire, où elle m'extrait de la réalité terre-à-terre pour m'enfermer et me digérer dans un songe ou dans la folie.
Je tairai toute cette histoire. Peu de gens la comprendraient. Voire personne. On ne comprend pas la réalité, ni la folie. Ni la beauté. Ni le bien. Ni l'enfant à naître. Ni la vie.
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À foutre !
Je les ai vus. Je ne dirais pas « surpris », car je n'ai pas bronché. Ils ne s'en sont même pas rendu compte. Mais ils se cachaient. Ils savaient ce qu'ils faisaient.
- Je ne sais pas quoi faire.
J'ai trop senti. J'ai senti trop. J'ai senti leur besoin de tendresse. Leur besoin de transgression, de péché, de plaisir interdit. Leur besoin de révolte, de fraternité, oui, de fraternité.
- Qu'est-ce que frère-et-sœur veut dire ?
Ils ont voulu capter, comprendre, savoir. Moins le dire et plus le faire.
Ils avaient l'air de vouloir nous exclure, nous autres.
- Pas tout à fait, pourtant.
Et pour cause. Je me trouvais dedans, à l'intérieur de chacun, mais aussi entre eux, à l'intérieur de leur désordre commun. J'étais avec eux. Muet. À l'aveugle. Au lance-flamme. Au déluge.
Ils avaient l'air, eux, de vouloir capter les différences entre homme et femme, et frère et sœur. Sortis des ovules et des spermatozoïdes différents, mais du même ventre, ils ont voulu saisir les liens contradictoires qui les définissaient. S'entre-pénétrer comme des amants maudits et heureux.
Ma tendre jeunesse m'est revenue brusquement dans la mémoire, comme un flash trop puissant :
- Mon frère aîné m'instruisant.
Nous ne sommes pas devenus homosexuels. Ni bisexuels. Nous sommes devenus des frères-plus. Nous nous regardions l'un l'autre. Des regards muets. Mais ô combien expressifs. Des frissons. Des sourires cachés sous des grimaces. Des doigts désespérément entrelacés, désespérément amoureux, désespérément séparateurs, désespérément désespérés. Nous étions seuls et pas seuls. Nous étions avec nous. Avec notre découverte de tendresse et de pouvoir réciproque. De l'inter-pouvoir. De l'intra-pouvoir. Du pouvoir, quoi ! De la transgression tout aussi céleste qu'infernale.
Je pense que je vais me taire. À leur sujet, indeed. L'idée de l'inceste ne doit pas être touchée. D'autant moins animée. Ni ranimée. Y a du souffre. Elle est sulfureuse. Elle est dangereuse. Plus encore que l'inceste lui-même.
- D'ailleurs, c'est quoi l'inceste ?
Et même si j’étais un grand-père détraqué, aujourd'hui, pervers et je ne sais pas encore quoi et comment, de quoi je me mêlerais ? Qu'est-ce qu'en on aurait à foutre ?
À foutre !
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L'enfant de Cio Cio San
Ce matin, à mon réveil, j'ai constaté que j'ai été traumatisée. Grave. Et vous savez quoi ? Vous n'allez pas me croire pourquoi et comment. À vrai dire, il y a très peu de cas comme le mien.
- Dans mon enfance, j'ai été l'enfant de Cio Cio San.
C'est tout à fait possible (et intéressant ?), n'est-ce pas ?
Mon rôle était celui d'un petit garçon vêtu d'une espèce de kimono de couleur indéfinie, disons incolore (blanc-gris). Le livret parle d'un morveux de trois ans.
Suzuki, la servante, me prend par la main. Elle me livre à Cio Cio San, qui me prend dans ses bras. La voix de Madama Butterfly résonne très près de mon oreille. (J’ai vite appris comment la protéger ; je parle de mon oreille.) Je suis assez mal-à-l'aise. Une dame, habillée d'une manière étrange, excessivement fardée, me serre dans ses bras et chante près de mon oreille. Presque dans, presque dedans. Moi, petite fille habillée en petit garçon à moitié jap, me tiens immobile. Voire inerte. Je n'ai rien à faire. Mon rôle est d'être serré(e) dans les bras d'une cantatrice. Sans que cela ne me produise un quelconque plaisir.
- Che tua madre dovrà prenderti in braccio...
Elle, par contre, elle aime ça. La cantatrice. La diva. Elle aime Que tua madre dovrà... Le moment où elle se lamente ainsi, elle est heureuse. C'est triste ce qu'elle dit/chante, mais elle est heureuse – l'artiste.
Mes parents, employés de l'Opéra où se donnait ce spectacle, avaient trouvé amusant de me faire « jouer » devant un public dont je n'avais rien à foutre. Selon eux, il n'y a eu aucune « récompense » financière.
- Mon œil !
Je n'en crois pas un mot. En même temps ça n'a pas été une fortune.
- Je n'ai pas fait une carrière artistique non plus.
Je travaille à la Mairie, dans un des bureaux du Service de l'Urbanisme. Je suis divorcée. J'ai un garçon et une fille de pères différents. Un salaire correct (plus ou moins), deux pensions alimentaires, des allocations familiales, des tickets resto et des vacances...
À un certain moment de ma vie, une certaine évolution de mon mental – comme on dit souvent aujourd'hui – c'est fait sentir. Je ne peux pas le situer dans le fil, dans l’écoulement de ma vie. Mais aujourd'hui, j'ai pris conscience de lui. Aujourd'hui, j'ai compris que je suis entrée, enfin, que je me suis fait happer par un processus incontrôlable.
Suite à une alchimie restée secrète, l'opéra Madama Butterfly fut créé par un certain Puccini (Giacomo, de son prénom). Au début du siècle précédent. Très bel opéra, je vous l'accorde. Grand succès mondial et, jusqu'à nouvel ordre, historique.
Or, voilà, je me pose la question. Savait-il, ce Puccini (Giacomo), que j'allais être entraînée dans son aventure ? Si l'âme était immortelle, savait-elle, l'âme de Giacomo, là, où elle flotte aujourd'hui, que nos destins se sont croisés ? Aurait-elle connaissance de mon existence ? Aurais-je quelque chose, moi, en commun avec cette âme artistique ?
Ma participation à cette grande aventure a été un rôle d'enfant travesti, muet et inerte, cédé temporairement par ses parents à l'opéra...
- Quel rapport de l'enfance scellée par les parents et les autres avec la vie d'après, quel rapport avec ma vraie vie et avec la vraie vie de Puccini (Giacomo) ?
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